Note d'intention

Trajectoire d’un éveil


Ce projet de long-métrage documentaire à Komako (Cameroun) s’inscrit dans une démarche artistique à l’intersection du design global et du cinéma documentaire. Il s’agit d’abord d’un travail de recherche dans lequel nous avons observé et documenté la présence, parfois discrète, de notre héritage colonial qui rend inaccessible le continent africain. Cette inaccessibilité se traduit par des mécanismes de domination peu questionnés dans notre parcours scolaire, des œuvres d’art volées encore exhibées comme des “cadeaux” dans nos musées, ou encore des représentations sociales quadrillées. Nous avons réalisé cette recherche comme un “rattrapage scolaire” qui nous a permis de comprendre le contexte dans lequel nous souhaitions nous inscrire. Cette étape à été déterminante dans notre volonté à faire résilience de ces lacunes culturelles et historiques par un projet artistique.

David Diop, Coups de Pilon (1956).
“civilisation”, un mot dont le sens bascule dans l’ironie amère sous la plume du poète.

Tous deux issus de la Bretagne et d’un contexte socio-éducatif privilégié, nous avons grandi dans un environnement que nous décrivons aujourd’hui comme une « grotte dorée » : un espace protégé, homogène, confortable, mais relativement fermé sur lui-même.
En effet, nous faisons partie d’une génération “d’après-après-guerre”, qui a grandi avec l’illusion de la paix. Si cette naïveté nous permet d’abord de cultiver l’espoir, elle finit par se heurter à la réalité et nourrit autant l’isolement que le désengagement. Avec notre “rattrapage scolaire” nous avons expérimenté comment la prise de conscience des récits de violence dont nous héritons peut au contraire générer l’engagement, l’expression, la création. C’est pourquoi nous voulons montrer que la rencontre peut être une manière de se reconnecter aux récits des autres pour réveiller notre capacité à agir.

Notre lycée à Saint-Malo, encre et aquarelle sur papier

Un village en Pays Bamiléké


Komako est un village situé dans les hauts plateaux des Grassfields, montagnes de la région Ouest du Cameroun.

Les chefferies Bamilékés incarnent des siècles de traditions où la culture et l’organisation sociétale sont intimement liées. Garantes d’un patrimoine vivant (architecture, langue, musique, sculptures, danses, objets rituels, cérémonies...), elles perpétuent un lien fort entre les ancêtres et les vivants. Ces institutions, au cœur de la vie sociale, fonctionnent selon des structures collectives solides, où chefs, notables et sociétés secrètes partagent la responsabilité de préserver les savoirs et d’assurer l’équilibre du groupe. Ce modèle d’organisation, basé sur la transmission et la participation, a permis aux chefferies Bamiléké de rester des pôles d’indépendance culturelle et sociale reconnus à l’échelle nationale et internationale.

Femmes et enfant Bamilékés devant une fresque inspirée des motifs du tissu royal, le Ndop. Catalogue d'exposition, Sur la route des chefferies du Cameroun, Musée du Quai Branly.

Grâce à Gaspard Njock, artiste camerounais engagé, nous avons pu établir un lien privilégié avec Komako, village dans lequel nous installerons notre atelier pendant 3 mois. Ayant réalisé une enquête de terrain sur les rites funéraires bamilékés pour la réalisation du roman graphique Au-delà l'exil, Gaspard nous a transmis une compréhension fine de la culture locale. Cette rencontre a permis de tisser un dialogue respectueux autour de la mémoire, des récits et des pratiques rituelles et de la mise en place de notre projet avec le chef du village, Jean-Modeste YOUANDEU II.

Supermarché, Komako. Photo transmise par Gaspard Njock lors d'un voyage dans son village d'origine.

Cartographies dessinées, Cameroun et région Ouest. Aquarelle et encre sur papier.

Un outil spécial : la caméra-crayon


Pour raconter la rencontre, nous avons imaginé un matériau commun, un outil spécial qui sera au cœur de notre démarche : la caméra-crayon.

Il s’agit d’un dispositif hybride : le dessin permet de créer un moment de rencontre sensible et respectueux, la caméra en est le témoin. La rencontre par le dessin crée un lien particulier entre dessinateur et dessiné, permettant d’introduire la caméra dans le quotidien des personnes. Ainsi, nous souhaitons organiser des séances de portrait successives avec les mêmes personnes. D’abord, dans notre atelier que nous voulons comme un lieu accueillant et convivial de rencontre et de partage. Ensuite, dans les lieux choisis par les personnes dessinées qui souhaitent nous partager leur quotidien. Pendant ces séances, le dessinateur est concentré sur sa tâche : il n’interrompt pas, n’interroge pas frontalement, mais écoute activement le modèle. Ce qui est dit ou ce qui est tût, les émotions, les hésitations, les moments de grâce ou de doute, se traduisent dans la manière de dessiner, de faire récit de la rencontre. Le dessin, parce qu’il est imparfait, subjectif, engage un nouveau rapport au réel : une vérité relationnelle. Il permet d’entraver les biais et les préjugés, de suspendre le jugement : le modèle devient pleinement sujet, il ne fait pas “l’objet” d’un regard, il y participe. Nous pourrons ainsi observer l’évolution des portraits au fil du lien tissé.

Ici on voit deux portraits d'un même modèle. Le premier a été réalisé à la mine de plomb sur papier, en plus de 5 heures. Le temps de réalisation et l'exigence technique rendent impossible une pratique en modèle vivant. Le second a été réalisé en moins de 10 minutes sur le vif, au fusain, un médium qui permet difficilement les détails. Les traits sont frugaux, mais affirmés. Ils témoignent d'une aisance et d'une relation de confiance entre dessinateur et dessiné. Il témoigne aussi du moment du dessin et interroge : pourquoi cette position ? Vers quoi ou qui ce regard est-il tourné ? Que se disaient les témoins de ce moment ? Ce dessin était-il au programme ? ...

Dans notre documentaire, les premières images des modèles sont fragmentées par des valeurs de plan serrées sur des détails du corps et du visage, de profil, de dos, relativement éloignées, avec des amorces. Ces plans subjectifs sont ceux du dessinateur en train d’observer. Nous montrons également les premiers traits des dessins avec le même type de plans. À mesure que le lien se crée, les plans s’élargissent et intègrent les corps et les visages en entier. Nous optons ici pour des plans fixes de face pour entrer petit à petit dans l’intériorité du modèle. Alors, l’image devient contemplative, signe d’une confiance établie. Cette évolution dans les valeurs de plan s’applique également au moment où l’on découvre les portraits terminés, alors accrochés au mur de l’atelier. Lorsque la personne nous invite dans son quotidien, nous passons en caméra portée. Celle-ci est libre mais toujours guidée par le rythme du corps de la personne. La caméra épouse son trajet, entre dans ses lieux, suit ses gestes, révélant ce qu’elle choisit de partager. Le son respecte cette même continuité. Au début, l’ambiance sonore des rencontres est volontairement pauvre, traduite par une diminution des bruits extérieurs et par des voix éloignées. Ensuite, plus les détails apparaissent à l’image, plus le son est précis et nous donne des indications sur l’ambiance qui entoure les personnages. Il s’agit de sons intenses comme des frottements de peaux, de cheveux, des timbres de voix, qui seront de plus en plus distincts pour que le lien créé soit retranscrit de manière authentique.

Dessins inspirés des motifs du Ndop, tissu royal bamiléké.
Encre de chine sur papier aquarelle.

Ainsi, notre caméra-crayon n’est pas seulement un outil narratif, c’est un dispositif de co-écriture. Il reflète notre désir de valoriser des formes de dialogue lentes et créatives qui sortent de la stricte logique du témoignage, où chaque personne rencontrée peut exister dans toute sa complexité. Ce projet est né d’un manque que nous avons ressenti dans nos parcours. En le traversant par la recherche, la création et la rencontre, nous entendons mener ce projet artistique de façon engagée. C’est cette expérience que nous souhaitons partager avec l’intention d’intégrer, à notre échelle, le travail de mémoire, de reconnaissance et de transmission. En ce sens, nous voulons participer à la construction d’une société plus sensible, plus consciente, plus solidaire : une société du soin, du collectif et du lien.

Notre film sera d'abord diffusé, accompagné d'une exposition des planches réalisées pendant le tournage, auprès d'un public d'étudiants et de chercheurs en droit, sciences politiques, lettres, sciences humaines, art et design. Ainsi, nous souhaitons partager notre expérience du témoignage par le dessin, la solidarité internationale et interculturelle avec un regard pluridisciplinaire et inclusif. Ces projections-expositions seront l'occasion pour nous de valoriser les récits des personnes noires en France en invitant des chercheurs , des écrivains, journalistes, militants, artistes pour ouvrir un dialogue dans le milieu universitaire sur le racisme institutionnel et plus particulièrement sur la guerre du Cameroun et ses répercussions. 

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